Ara Güler: les yeux de Stamboul ont fermé

Le photographe arménien de Turquie, Ara Güler,qui avait obtenu le nom de «l’œil de Stamboul», est mort à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Au lieu de pleurer la mort d’un célèbre Arménien, il faut chercher les sources de la grandeur qui lui sont attribuées dans ses photos.

Ce ne sont pasdu toutles photos des gens célèbresqui rendentgrand ce photographe: sa valeurn’y est pas cachée, quoique le fait de photographier Pablo Picasso,Winston Churchill, Orhan Pamuk, Indira Gandhi, Sophia Loren, Maria Callas, Alfred Hitchcock, Marc Chagall, Salvador Dalí, Sergueï Paradjanov, William Saroyan et les autres augmente l’intérêt à l’égard de lui[2]. Le mérite de ses photos est la façon d’étudier ces personnes avecun enthousiasme presque enfantinet de capteravec «un odorat» fort développécertaines lignes qui les caractérisent. Les doigts expressifs  du compositeurAram Khachatryan (comme une partie créatrice de la musique), le corps réduit et le front large zoomédu réalisateur Elia Kazan (comme un signe de l’activité intellectuelle chargée), le corps du sculpteur Alexandre Kalder, «sculpté» et devenu une partie intégrante de sa sculpture, sont des exemples remarquablesdu talent de Güler de capterdans ses photos les traits qui caractérisent mieux ces individuset d’attirer l’attentiondu spectateur sur ces derniers. Et dans «le portrait» d’Alfred Hitchcock, au dépourvu,la semelle de la chaussure du réalisateur, qui est artificiellement plus grande,vient au premier plan,comme un film d’horreur . La tension du film d’horreur ne commence pas sur l’écran du cinéma, mais au premier plan de cette photo de Güler, et dans l’arrière-plan est assis tranquillement l’auteur de l’horreur,de la chaussure. Ces portraits et les autres assimilentlespersonnes photographiées àleurs professions comme une partie plus caractéristique de leur essence (comme si Hitchcock lui-même est l’horreur,Kalder :la sculpture, Kazan :l’esprit, Khachatryan :le rythme de ses doigts).

Si dans ces photos Gülerétait attirépar celuiqui était photographiéjusqu’à ce quecetteattractionne s’incarnait dans sa photo, Stamboul et ses habitants étaient ses «faiblesses» quotidiennes. Pour Güler son lieu de naissance Stamboul n’était pas une ville inanimée, mais l’un «des héros»réguliers de ses portraits, l’objet de son amour.

Dans l’article «Une caméra lumineuse» Roland Barthes écrit que certaines photos provoquent chez lui seulement un intérêt poli. Les photos de Stamboulbrisent tout d’abord la politesse du spectateur, le refus modeste d’envahir dans la vie de celui qui est photographié, car la politesse supposeune distance convenable, et Güler supprime la distance entre ses héros et le spectateur, en invitantamiablement ce dernierdans la vie de celui qui estobservé. C’est la suppression de cette distance qui assure une affinité chaleureuse entre le spectateur et celui qui est observé, c’est pourquoi les habitants de Stamboulluisemblent des amis du cœur, des interlocuteurs intimes, avec les préoccupations et les affaires quotidiennesdequelsil est concerné. C’est pourquoi les photos urbaines de Gülerne sont pas cachées sous le couvert de la personnalité et de la neutralité émotionnelle, ce qui conditionneleurattractivité et leur charme.

L’autre traitqui unitlesphotos de Stamboulc’est la présence et le mouvement de la personne.Même dans les photos où il n’y a personne, il y a un objet qui prouve la présence de l’homme, ce qui montre l’amour sans bornes du photographe à l’égard de l’être humain: pour lui la ville c’est ses habitants dans l’agitation de leurvie urbaine.Même l’architecture dans ses photos ne semble pas être fixé dans l’espace, mais il nage à l’arrière-plan du mouvement global.

Ainsi, les yeux de Stamboulont fermés, mais ce que ces yeux ont vu et documentésont préservés comme l’un des façonsde voir les plus professionnels dusiècle dernier.


[1]Le titre est tiré de la publication Facebook de l’organisation Focus

[2]Dans une de ses interviews, Gülera noté qu’il aimaitplutôtphotographier des scènes urbaines et des habitants ordinaires de la ville que desgens célèbres.


«Auteur:Marine Khachatryan. © Tous droits réservés.»
«Traduit par Hermine Muradyanն: