« La zone des hommes » est l’une des meilleures pièces de Petrouchevskaïa. La tragédie « Roméo et Juliette » de Shakespeare est joué dans la pièce. Les actions se déroulent dans le théâtre antique. Les acteurs sont Lénine (il joue le rôle de la lune dans la pièce), Hitler (le tuteur de Juliette), Beethoven (Juliette) et Einstein (Roméo), qui sous la surveillance du superviseur jouent la version des hommes de la tragédie, cela veut dire que seuls les hommes sont impliqués dans le spectacle. Cette description courte du sujet de l’œuvre nous parle déjà de la situation absurde créée par l’auteur en mettant sur le même plan des personnages apparemment incompatibles à première vue et en contournant toutes les règles temporelles et spatiales. En général, les œuvres de Petrouchevskaïa n’ont jamais été perçues sans équivoque, car dans ses œuvres sombres l’auteur unie les caractéristiques du réalisme traditionnel avec les éléments de la poétique du jeu postmoderniste, à cause de cela elle est très souvent classée parmi les représentants de « l’autre » littérature. Néanmoins, dans les années 1990, Petrouchevskaïa adhère la direction postmoderniste, ce qui se manifeste également dans la pièce « La zone des hommes », où elle a utilisé le monde postmoderne en tant qu’une perception du jeu et un recodage des symboles[1]. Par le titre de l’œuvre Petrouchevskaïa s’est référé à l’œuvre « La zone » de Sergueï Dovlatov où la zone du camp était considérée comme typique de la société soviétique (isolement du monde, manque de liberté, pression sur l’individualité et violence)[2]. Les éléments propres à cette zone du camp sont présents aussi dans la pièce « La zone des hommes » de Petrouchevskaïa ou l’auteur a reproduit la culture et la mentalité typiques du régime totalitaire. Tenant compte du fait que Petrouchevskaïa prend le sujet de ses œuvres de la réalité et de tout ce qui elle et son environnement sont concernés, la référence de l’auteur au régime totalitaire et à la zone du camp n’est pas fortuite.
Tout d’abord la pièce a été publiée en 1994 après la chute de l’Union soviétique. Cette période n’a pas été facile pour Petrouchevskaïa. Notamment, en 1991 une affaire pénale a été engagée contre elle pour avoir insulté le président. En janvier 1991 Petrouchevskaïa avait écrit une lettre au peuple lituanien, qui se battait à cette époque pour son indépendance, en notant ce qui suit : « Les fascistes du parti communiste dirigés par leur président Gorbatchev, veulent tellement envahir votre terre, car bientôt ils seront expulsés de partout »[3]. Bien sûr, après le départ de Gorbatchev l’affaire a été clôturée, mais cela ne pouvait pas ne pas influencer la vie créative de Petrouchevskaïa de cette époque.
En outre de cela, Petrouchevskaïa a longtemps été « interdite » à l’URSS : son premier livre a été publié en 1988, quand l’auteur avait déjà 50 ans. Une telle interdiction a été due en grande partie au style absurde des œuvres de l’écrivain. Les situations que Petrouchevskaïa décrit dans ses œuvres, étaient incompatibles avec les idéaux de la vie formés dans le contexte du mythe social-réaliste et n’étaient pas perçues sans équivoque. Comme Petrouchevskaïa l’avait mentionné lors de l’interview avec Pozner : à l’URSS elle avait vécu comme une espionne, c’est-à-dire elle s’était tue.
Elle est née dans une famille « des traîtres à la nation » et les trois membres de sa famille ont été tués par les autorités soviétiques. Petrouchevskaïa a avoué également qu’elle avait pensé très longtemps aux gens exilés aux camps et en général à la zone du camp[4]. Et tout cela a conditionné définitivement l’attention de Petrouchevskaïa vers la zone du camp et son désir de dissoudre les mythes formés par la littérature sociale-réaliste sur lesquels la vie de la société était fondée auparavant.
Ainsi, la pièce de Petrouchevskaïa peut être considérée comme une tentative de « la purification » de la conscience sociale déformée. À travers la réalité schizo-absurde Petrouchevskaïa ridiculise le type de culture totalitaire, où sous le voile de l’idéologie dirigeante la fraude est présentée comme une vérité sans équivoque et où toute perception contraire au contexte du mythe social-réaliste ou ne correspondant pas à cette logique est inacceptable. Dans la pièce l’auteur réussit à dissoudre de nombreuses perceptions créées par la culture soviétique, ce qui est le mieux vu sur l’exemple des personnages de Lénine et d’Hitler.
La dissolution dans la pièce « La zone des hommes »
La dissolution selon Derrida est une action appliquée à la structure traditionnelle et suppose une fragmentation de cette structure, une séparation pour préciser comment elle est conçue et puis reconstruire. La déconstruction n’implique pas une régression vers une structure plus simple, puisqu’elle implique deux actions : inversion et reconstruction[5]. Ainsi, Petrouchevskaïa en se basant sur et en dissoudrant la fameuse tragédie de Shakespeare et ses personnages non moins connus dans la pièce, les détruit non seulement comme symbolisme matérialisé dans la conscience publique et semblant solide jusque-là, mais aussi les transforme en formes vides, en laissant seulement les noms et en soulignant que leurs apparence et interprétation peuvent être modifiées par n’importe quelle logique.
Dans la pièce en appelant le processus de la déconstruction « Cabaret » Petrouchevskaïa a souligné son jeu avec le texte de Shakespeare, avec un certain nombre de codes et de symboles culturels et historiques. Avant d’aborder la dissolution, tout d’abord essayons de comprendre à quoi sont dûs la référence de Petrouchevskaïa à la fameuse tragédie de Shakespeare et le choix des héros.
La référence aux « thèmes éternels » et le nouveau sens des prototypes font la partie intégrante du monde créatif de Petrouchevskaïa.
En vivant dans une période de crise de valeur et idéologique Petrouchevskaïa participe à la transformation et à la revalorisation des sujets et des personnages traditionnels déjà connus (« Nouveaux Robinsons », « Nouveaux Fausts »). Dans ce contexte on peut examiner la décision de Petrouchevskaïa de se baser sur la tragédie « Roméo et Juliette » de Shakespeare dans sa pièce « La zone des hommes ». En outre, Petrouchevskaïa a fait référence à plusieurs reprises des œuvres de Shakespeare (« Hamlet : aucune action », « La reine Lear »). Le dramaturge anglais n’est pas seulement l’auteur de grandes œuvres littéraires et des personnages devenus « éternels », mais il est aussi devenu un certain symbole philosophique et littéraire. Cela est également mis en évidence par le fait qu’autour du nom de Shakespeare il existe de nombreux mythes, à l’un desquels Petrouchevskaïa fait référence tout au début de la pièce :
« Superviseur : Ainsi. Comme nous le savons tous les pièces de Shakespeare ont été écrites par une comtesse portant le surnom « Petit Pigeon» »[i]. Il est intéressant que Petrouchevskaïa a un livre intitulé « La vie est un théâtre », ce qui rappelle involontairement la fameuse citation de Shakespeare « Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs ». Cela prouve également que les idées de Shakespeare ont une importance particulière pour Ludmilla Petrouchevskaïa. La sélection des héros faite par l’auteur est également intéressante. Comme « La zone des hommes » est une remarque indirecte sur la zone du camp et le type de la culture totalitaire formés à l’Union soviétique, ainsi ce n’est pas donc un hasard que Petrouchevskaïa place Hitler et Lénine au centre de la pièce, tous les deux ont été des fondateurs des systèmes totalitaires du 20ème siècle. Le choix des deux autres héros est lié directement avec les personnages d’Hitler et de Lénine. En particulier, à travers de la présence de Beethoven l’auteur fait référence à la biographie de Lénine, car comme nous le savons Lénine aimait bien la musique de Beethoven, qui l’avait inspirée pendant la lutte révolutionnaire. Et à travers Einstein Petrouchevskaïa fait référence à la biographie d’Hitler. Ceci est démontré dans la pièce par les mentions de Petrouchevskaïa sur les racines juives d’Einstein et son désir de partir pour l’Amérique. Pour la dissolution de ces personnages Petrouchevskaïa utilise le jeu. Tout d’abord elle joue avec la distribution des rôles des héros. La distribution des rôles se fait dès le début de la pièce : le superviseur, contrairement à la volonté des héros, leur attribue des rôles inappropriés, qui contredisent à leurs véritables sentiments. Principalement, au début de la pièce Hitler mentionne qu’il est Juliette, ce qui serait logique, considérant que le rôle de Roméo jouerait Einstein et qu’historiquement, il existait un lien entre ces deux, et Beethoven souhaitait être la lune, ce qui était aussi symbolique ( « Sonate claire de lune » est l’une des œuvres les plus célèbres de Beethoven). Mais le superviseur décide que Beethoven va jouer le rôle de Juliette, Hitler le rôle de son tuteur, Einstein sera Romeo et Lénine, la lune. Ainsi les sentiments des héros et l’incompatibilité des rôles assumés créent une situation chaotique, le spectacle et la vie quotidienne s’entremêlent, à la suite de quoi leurs limites deviennent invisibles et il est difficile de comprendre si les héros agissent selon le scenario ou bien précisent des relations entre eux. À la suite du chaos créé, les dialogues absurdes entre les héros deviennent inévitables, ils se présentent en fait sous forme des monologues, où chacun des héros parle de ce qui l’inquiète. Cela se voit surtout quand le superviseur dort et les héros ont la possibilité de sortir des cadres du spectacle à court terme. Le chaos créé rend plus amusant le jeu de Petrouchevskaïa avec l’apparence des héros : l’incompabilité des âges, des sexes des personnages augmentent l’impact comique de la pièce. Par exemple, il est ridicule d’imaginer que Beethoven joue le rôle de Juliette de 14 ans. Il est intéressant que Petrouchevskaïa a confié des rôles secondaires à Lénine et à Hitler dans la pièce (Lénine : lune, Hitler : tuteur). Malgré cela ce sont ces deux personnages qui jouent un rôle important dans le développement des relations entre les héros et les efforts de Petrouchevskaïa visent à les dissoudre.
La transformation des personnages de Lénine et d’Hitler
La déconstruction du personnage de Lénine commence par son apparence. Dans la pièce Lénine joue le rôle de la lune. Il entre en jeu seulement au milieu de la pièce pendant la rencontre de Roméo et Juliette. Avec ses mouvements ridicules, comiques il essaie de représenter la lune flottant dans le ciel et se couchant en laissant une impression plutôt d’un clown à cet instant. Dans la pièce les personnages de Lénine et d’Hitler sont entreliés, ils se présentent en tant que des rivaux homosexuels. Dans la pièce Petrouchevskaïa joue avec la multiplicité des sens du mot « aimer » et en se moquant elle considère l’amour de Lénine envers Beethoven à la lumière de l’homosexualité. Ces deux sont unis par l’amour envers Beethoven/Juliette. Mais si Hitler ne cache pas cet amour, Lénine évite de parler de ses sentiments. On le voit encore au début de la pièce quand pendant la distribution des rôles Lénine pousse et souffle à Beethoven, car ce dernier n’entend pas le superviseur en raison de sa surdité.
« Einstein – Hitler a caché mon violon, stupide.
Beethoven – Quant à moi, il m’aime. Hitler aime Beethoven.
Einstein – Lénine t’aime aussi, la sonate « Appassionata ».
Lénine bouge sa tête en niant, se souvient ensuite et recommence à faire des grimaces »[ii].
Dans ce petit épisode les sentiments de tous les héros sont clairement manifestés. Il est évident, que « aimer Beethoven » veut dire aimer sa musique, mais Petrouchevskaïa a tellement diminué la différence et le contraste entre les hommes et les femmes, qu’à travers la « bisexualité » formée elle a joué avec l’appartenance sexuelle des personnages. Est-il une femme ou un homme Hitler (le tuteur), ou est-il un homme Beethoven ou une fille de 14 ans, il est impossible de savoir de leurs conversations. Il semble que même les héros ne le comprennent pas parfois[6]. Mais puisqu’il est souligné dans le texte, que c’est la version masculine de la pièce, donc l’appropriation des qualités féminines par les héros est plutôt un moyen de se moquer de ces derniers. Le souhait de Petrouchevskaïa de dissoudre le personnage de Lénine est déduit du fait que l’auteur établie même un lien entre la révolution d’octobre et les désirs sexuels et le besoin de « être aimé » de Lénine.
« Lénine, il s’agit de l’immigration. Tu t’en vas, personne ne te connaît, on ne regarde même pas dans ta direction. Et chez moi, en Russie, j’étais obligé de porter une perruque, me raser tout le visage, on se jetait tellement sur moi. C’est pourquoi nous avons fait une révolution, pour que tout le monde nous connaisse, se jette sur nous, mais malgré tout qu’on ne nous exile pas encore une fois à Chouchenski.
Là-bas aussi il est égal pour tout le monde, que ce soit Lénine, Oulianov, Louianov…. Les villageois marchent. Ils ignorent qui je suis »[iii].
Selon cet épisode on peut tracer certaines parallèles entre Lénine et l’interprétation de Shakespeare de la lune. En particulier dans l’une des scènes de la tragédie Roméo avait décrit la lune comme « jalouse », et tenant compte de ce fait, il est possible d’expliquer en quelque sorte le comportement agressif de Lénine et ses aspirations révolutionnaires. Le personnage de Lénine est étroitement lié à celui d’Hitler. Leurs noms mentionnés ensemble par le superviseur, témoignent de cela. Considérons ceci comme un exemple :
« Superviseur : Ainsi. Lénine, Hitler, retournez au dortoir, et les autres sont libres ».
Le personnage d’Hitler est central pour le développement des relations entre tous les acteurs. Dans la pièce il joue le rôle du tuteur de Juliette, mais malgré cela, il a un caractère batailleur propre aux criminels. Il est impliqué dans des conflits dès le début de la pièce et se dispute avec tous les héros. La tragédie de Shakespeare par son interprétation se transforme en une farce, les relations des héros de Shakespeare deviennent compatibles aux normes de la zone. La confession de l’amour de Beethoven (Juliette) envers le père et le frère, Hitler perçoit sans équivoque comme un inceste.
« Hitler – (gémit). Ah, cet indécent. Ce n’est pas assez qu’il dort avec ses fils, maintenant c’est le tour de sa fille. Ainsi, il s’avère que tu auras un enfant de ton père, il sera ton frère, et pour lui un petit-fils, et pour soi-même cet enfant sera oncle : son propre oncle »[iv].
Comme on peut le voir dans ce passage, Hitler connait plus que quiconque les aspects « bas » de la vie, les lacunes et la perversion humaines. De ce point de vue, par son pragmatisme Hitler a des traits communs avec le personnage du tuteur de Shakespeare.
L’essence conflictuelle d’Hitler est particulièrement frappante dans les relations avec Einstein.
« Hitler – Toi, museau de juif. Reste debout ici. Vous deux, vous n’avez pas besoin d’un violon maintenant.
Einstein – Je ne resterai ici aucune minute, on m’invitait depuis longtemps à l’Amérique.
Hitler – Et Auschwitz, tu ne le veux pas ?
Einstein – Tu es une femme sauvage, impolie. Je ne souhaite rien avoir en commun avec vous. Tu es le vrai Hitler en jupe »[v].
Comme on peut le constater Petrouchevskaïa se réfère habilement aux attitudes antisémites d’Hitler. Cependant, l’auteur s’abstient de parler directement de la politique, au lieu de cela un tel comportement d’Hitler est conditionné par l’amour envers Beethoven. Dans l’un des épisodes l’attitude d’Hitler envers les femmes est démontrée aussi. En particulier, quand Einstein commence à se plaindre qu’on n’arrive à rien faire, car dans la pièce ne jouent que des hommes, le superviseur mentionne la zone des femmes, ou Golda Meir, le quatrième Premier ministre israélien joue le rôle de Romeo, ensuite Hitler ajoute : « Les femmes sont sans talent. Elles sont juives et handicapées en même temps ». Dans cet épisode aussi les attitudes antisémites d’Hitler sont démontrées. Mais le plus intéressant est le fait, que le superviseur révèle qu’il existe aussi une zone des femmes. Cela veut dire qu’outre le régime totalitaire il existe aussi un autre régime, mais ils sont isolés les uns des autres. Cela indique aussi que peu importe combien Petrouchevskaïa a diminué le contraste homme-femme, elle ne l’a pas complètement refusé. En ce qui concerne le personnage du superviseur, il est le plus mystérieux dans la pièce. Le superviseur n’a pas de nom, en fait, il ne participe qu’au début et à la fin de la pièce. Néanmoins, c’est le superviseur qui crée cette situation absurde. Il oblige les héros à jouer les rôles, qu’il souhaite, en conséquence, les actions des héros deviennent extrêmement illogiques, il manque la dynamique de développement des actions, tout le spectacle se transforme en petits affrontements et reste inachevé, revenant à sa position initiale. Pourtant, dans l’un des épisodes, le surveillant demande : « Comment va-t-on passer l’éternité » ? C’est une référence à l’œuvre de Pouchkine sur Faust. Cela nous permet de supposer que c’est Méphistophélès qui joue le rôle du superviseur. Cela est également mis en évidence par la dernière remarque de Beethoven sur le fait, que l’eau bouillante ne rend beaux que les écrevisses. Cela nous permet de supposer que lorsque le surveillant envoie Hitler et Lénine au dortoir, ceci est identique à l’enfer. Ainsi, Petrouchevskaïa « condamne » les fondateurs des deux systèmes totalitaires à subir leur punition à l’enfer. Alors, Petrouchevskaïa à travers la pièce « La zone des hommes » met en doute les valeurs et les perceptions formées dans la littérature social-réaliste sur de tels personnages historiques que Lénine et Hitler. Elle transforme la tragédie de Shakespeare en une comédie et à travers de l’absurde formé, dissout les personnages matérialisés de Lénine et d’Hitler. En se moquant de leurs apparences, rôles sociaux et convictions, Petrouchevskaïa affecte les perceptions de ces personnages du lecteur au niveau subconscient, égalise les personnages sanctifié de Lénine et coupable d’Hitler et elle démontre que la réalité est beaucoup plus compliquée et non sans équivoque.
Auteur : Heghine Aleksanyan. © Tous droits réservés.
Traduit par Olya Harutyunyan.