Seulement vingt-six ans après l’effondrement de l’Union soviétique, la carte géopolitique dans le Caucase reste en suspens. En effet, les pays du Sud-Caucase, à savoir la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, subissent toujours un manque de cohésion régionale, à la fois en termes de hiérarchisation et d’ordre politique. L’Arménie renforce ses liens avec l’Union européenne, de même que la Géorgie, bien qu’elles poursuivent toutes deux des objectifs différents, et l’Azerbaïdjan est plutôt dans une forme de coopération avec la Russie. Il semble que ni la Russie, ni une quelconque autre organisation ou État présent dans la région, ne soit prêt à laisser une once d’influence sur les pays du Sud-Caucase. Sur le plan conceptuel, on pourrait même parler d’une forme de lutte de pouvoirs dans la région des pays voisins de la Russie, « nouvellement » indépendants : le Sud-Caucase n’est pas seulement un espace stratégique que tous les acteurs souhaitent dominer (questions géopolitiques), c’est aussi un lieu qui symbolise et rappelle étrangement l’opposition Est/Ouest (questions identitaires). Le but de cet article est d’analyser comment la Russie gère ces nouvelles influences dans la région, qu’elle provienne de l’Europe ou de l’OTAN.
Si le Caucase est le pré-carré historique de la Russie, souvent appelé la Transcaucasie, le Sud-Caucase est un espace géographique comportant des frontières avec l’Iran, la Turquie et la Russie, et qui comprend des débouchés sur la Mer noire et la Mer Caspienne. La Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan composent ensemble le « Caucase du Sud », qui est opposé au « Caucase du Nord », compris dans le territoire russe. Les trois pays ont obtenu leur indépendance après la chute de l’Empire soviétique, en 1991. Cet espace est considéré comme « la frontière entre les deux grandes civilisations [islam et chrétienté] »[i]. Cependant, en raison des nombreux conflits qui agitent le Caucase du Sud, la région n’a pas de structure spécifique, ni en termes de coopération, ni en termes d’organisation régionale (sécurité, commerce), ce qui en fait un espace unique.
Lorsque nous avons quelque chose depuis longtemps, on le considère comme acquis. C’est la même chose avec la Russie : cette dernière est présente dans le Sud-Caucase depuis le début du 19ème siècle, lorsqu’elle a débuté sa conquête de l’espace. Par la suite, le Sud-Caucase s’est retrouvé sous influence soviétique, dans son pré-carré d’influence, et personne ne s’est jamais demandé s’il pouvait en être autrement. Le Sud-Caucase, c’était à l’Union soviétique, point. Mais la dislocation de l’Union soviétique a marqué un tournant : la Russie devait désormais instaurer des « relations » avec ces Etats, tandis que le droit international reprenait ses droits. La Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan devenaient des Etats nouvellement indépendants [ii], ceci étant synonyme d’un processus de (re)construction comme entités démocratiques.
Ce double processus, qui a consisté en une construction de politique intérieure et de politique extérieure, a provoqué une forme d’instabilité dans la région, oscillant entre les pulsions séparatistes et les régimes militaires. En effet, ces pays n’avaient jusqu’alors connu que l’influence très proche de la Russie, puisqu’elle avait toujours été présente dans la région. Plus particulièrement, le Caucase du Sud est devenu une zone d’intérêt lorsque la Russie l’a inscrit dans son agenda de politique étrangère sous la notion de « Priorités régionales » (“Географические направления внешней политики”) en 2008[iii]. Coucher sur le papier cette notion bien spécifique cache un but particulier : faire savoir au reste du monde que leur intérêt pour « l’étranger proche »[iv], pas seulement géographique mais aussi idéologique, est d’une importance essentielle pour la politique que souhaite mener la Russie.
Cela est d’autant plus prégnant dans ce contexte des relations entre la Russie et les pays du Sud-Caucase, puisque chacun de ces pays possède un rôle géopolitique important. D’un côté, la Géorgie et l’Azerbaïdjan ont des ports stratégiques, qui permettent non seulement de maîtriser les axes de commerces et de transport gazier, mais aussi pour être connecté à d’autres ports, comme celui du Bosphore en Turquie (qui est lui-même un point d’ancrage en Europe). D’un autre côté, en raison de ses frontières avec la Turquie et l’Iran, l’Arménie constitue un avant-poste et une frontière entre les mondes islamique et chrétien.
Mais si cette notion « d’étranger proche », qui présente une dimension géopolitique, reste relativement récent, ça ne l’est plus tellement si l’on étudie l’histoire des relations internationales. Ainsi, l’année 1991 a non seulement marqué la fin d’un régime, mais aussi celle d’une idéologie : le marxisme. A ce moment, la nouvelle Fédération de Russie avait à repenser son histoire, à se reconstruire, afin d’opérer un changement, en s’ouvrant au monde. La fin d’une pensée unique de longue date a amené les autorités russes à réaliser une nouvelle narration de leur histoire : c’est notamment à travers les idées eurasiennes que la Russie a trouvé de quoi alimenter ses nouvelles politiques, orientées vers la défense de la doctrine de « l’étranger proche » et de ses intérêts la région en question.
En accord avec les étapes d’autres théories géopolitiques, comme celle de Mackinder qui affirme que « qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle le Heartland [NB : la Russie], qui contrôle le Heartland contrôle l’Île Monde [NB : l’Eurasie], qui contrôle l’Île Monde contrôle le monde »[v], impliquant de fait le besoin de débouchés maritimes, de nouvelles théories basées sur les idées eurasiennes, notamment d’Alexandre Douguine, ont vu le jour. Ce dernier était un conseiller en géopolitique en 1999 et est considéré comme l’un des « rédacteurs du concept de sécurité nationale »[vi]. Cette perspective a permis d’alimenter la dimension identitaire de la politique étrangère russe, notamment en ce qui pouvait concerner le Sud-Caucase.
L’influence identitaire entre la Russie et le Sud-Caucase se Remarque à travers différentes observations comme, parmi d’autres, la participation à des organisations régionales communes (Union Economique Eurasiatique, Communauté des Etats Indépendants…). Cela conforte les liens historiques entre ces pays, en dépit de la stratégie de « reconquête globale » initiée par la Russie, avec des objectifs sécuritaires. Il n’agit désormais plus de conquérir les Etats, mais bien les idées, les gouvernements et leurs représentants, leurs intérêts, afin de gagner des alliés pour la sécurité des frontières russes.
Le tournant paradigmatique est ici évident. Cependant, leur passé commun n’a ni le même sens ni le même impact pour chacun de ces pays.
Le cas particulier des relations Russie – Géorgie : la prétendue « poudrière »
Aujourd’hui, la Russie et la Géorgie entretiennent des relations tendues, si ce n’est hostiles. Au cours du 17ème et du 18ème siècles, cependant, la Géorgie était d’une importance capitale pour la Russie. Après son annexion à l’empire russe en 1801, la Route Militaire géorgienne a été construite pour relier les deux pays à travers les montagnes. Le projet s’est terminé en 1863. À ce moment, la Russie avait pour ambition de conquérir l’ensemble du Caucase. Cette route était donc de bon espoir pour la Russie : avec ses 208 kilomètres de long, le transport de biens et de personnes était facilité, ce qui était synonyme de croissance économique.
Pendant la Première Guerre mondiale, après que la Géorgie soit devenue une source de disputes entre les Ottomans et la Russie, le pays est revenu sous influence soviétique en 1922. Puis, après la chute de l’Union soviétique en 1991, la Géorgie avait constitué un pré carré permanent pour la Russie, depuis plus de deux siècles. Mais s’en était fini. Rapidement après leur indépendance, des dynamiques conflictuelles ont émergé autour de la Géorgie. Ces dynamiques sont liées à un contexte macro-régional, peut-être national : avec la Révolution rose de 2003 d’un côté, avec la guerre de 2008 d’un autre.
La Révolution rose fait référence à un ensemble de révolutions ayant eu lieu dans l’espace post-soviétique, appelées « les révolutions de couleur », qui correspondent généralement à des manifestations pacifiques pro-occidentales[vii]. Ces révolutions ont mené, dans la plupart des cas, à un changement de gouvernement qui était jusqu’alors considéré comme corrompu ou inapproprié. En Géorgie, en 2003, Mikheil Saakashvili a pris la tête du pays, après les élections lui ayant octroyé 96% des voix. Ainsi, il avait un discours double : bien qu’il soit en faveur d’intégrer l’Union Européenne et l’OTAN, il ne voulait pas non plus que les liens avec la Russie soient rompus.
Cependant, la crise que connaissent les deux pays (en ce qui concerne l’Ossétie et l’Abkhazie) a généré un dialogue de sourds : la seule chose dont se souvienne la Russie est le discours de Saakashvili aux Nations Unies, lorsqu’il a indiqué que la Géorgie était « une nation européenne et cela n’est pas récent »[viii]. Peu de temps après, l’année 2008 a marqué un tournant dans les relations entre la Géorgie et la Russie. Si, depuis la fin de l’empire soviétique, l’Ossétie et l’Abkhazie se sont déclarés comme indépendantes de la Géorgie, par elles-mêmes, le pays ne l’a jamais accepté et reconnu. Après des milliers d’épisodes de tensions et de petites guerres, la Géorgie a finalement attaqué l’Ossétie du Sud en 2008, ce qui a provoqué une guerre régionale dans laquelle la Russie s’est engagée.
Depuis lors, la Russie a exprimé son soutien envers les régions auto-proclamées d’Abkhazie et d’Ossétie, ceci ayant eu pour effet de rendre ses relations avec la Géorgie encore plus tendues. De plus, ce conflit n’est toujours pas terminé : c’est pour cette raison que le voisinage de la Géorgie a fini par être appelé « la poudrière ». Ces éléments, à la fois nationaux et macro-régionaux, ont une influence à l’échelle régionale. La région a connu de nouvelles transformations, et l’Union européenne ainsi que l’OTAN ont su se montrer force de proposition pour la Géorgie. Cela était dû à un contexte national favorable : un chef pro-occidental, une population à cran avec des velléités contre l’attitude russe, et de nouvelles opportunités démocratiques et de croissance économique à la clé de cette coopération. C’est ainsi que la Géorgie en est venue à adopter son « tournant vers l’Occident » : au cours du sommet de l’OTAN à Bucarest (du 2 au 4 avril 2008), la Géorgie a annoncé sa promesse de rejoindre l’OTAN, avec le soutien des États-Unis. Dans le même temps, la Géorgie recevait un soutien financier de la part de l’Union européenne dès 2007[ix], et signait un Accord d’Association et de Libre-Échange dès 2009. De la sorte, on remarque bien que la Géorgie sert des intérêts géopolitiques substantiels, à la fois de la Russie et de l’Union européenne. D’un point de vue stratégique, uniquement en regardant une carte du monde, on peut voir que les débouchés maritimes de la Mer noire (qui donnent accès à la mer Méditerranée) sont d’une importance capitale pour maîtriser les axes énergétiques menant aux pays d’Europe centrale et occidentale. Maîtriser les ports de cet espace maritime, du moins en majorité, est essentiel d’un point de vue militaire et géostratégique : cela revient à parler de hard power, de puissance dure. Qui a la principale influence économique de la région ? Qui maîtrise les points stratégiques de la région ? Qui peut se targuer d’être une hégémonie dans la région ?
En parallèle, le fait que la Géorgie fasse délibérément de l’œil à l’Union européenne ou à l’OTAN a été vécu d’une terrible manière par la Russie, car la majorité des anciennes démocraties soviétiques, comme la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie, passaient sur des « valeurs occidentales ». Nous sommes ici face à une double dynamique, à la fois géopolitique et identitaire qui semble, dans ce cas précis des relations entre la Géorgie et la Russie, laisser planer le doute quant à l’issue de ces relations, et leur impact sur la géopolitique régionale.
Russie, Azerbaïdjan et Arménie : un mode de coopération hybride
Si la Géorgie en est venue à avoir une relation conflictuelle avec la Russie, ce n’est pas le cas de l’Arménie ou de l’Azerbaïdjan. En effet, ces deux pays sont plutôt habitués à collaborer avec la Russie et ont des relations cordiales, parfois amicales avec cette dernière. De fait, il y a ici des intérêts différents, surtout si l’on prend en compte le conflit de longue date du Haut-Karabakh, qui a constitué une importance source de tensions. Dans ce cas précis, il est important de préciser les origines de ce conflit : la République du Haut-Karabakh, ou la République d’Arshak, a été intégrée par Staline au territoire azéri dès les années 1920, mais la région était surtout peuplée par des Arméniens. De fait, le territoire est considéré comme une enclave arménienne sur le territoire azéri : c’est pourquoi, en 1991, les Arméniens ont voté en faveur de l’indépendance de ce territoire, qui s’est érigé en République du Haut-Karabakh (aujourd’hui reconnu par seulement trois Etats non-membres des Nations Unies), une République que l’Arménie a depuis lors soutenue. Mais en parallèle de ce conflit, peut-on déterminer si la relation avec Moscou est aussi harmonieuse qu’on pourrait le penser ? En raison de leurs positions stratégiques et de leurs atouts réciproques, la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont des intérêts mutuels à collaborer. La Russie constitue un allié puissant, en raison de sa capacité à gérer les crises et les acteurs externes, tandis que l’Azerbaïdjan se distingue de par sa capacité de croissance économique, alors que l’Arménie joue le rôle d’un avant-poste essentielle, aux portes de l’Iran (qui est justement un acteur major des politiques régionales, notamment en termes de sécurité), mais aussi aux portes de la Turquie, qui représente la porte d’entrée du Moyen-Orient sur l’Europe. Pour la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont des alliés importants, mais la nature de leurs relations est différente. En effet, on remarque que ces trois pays font l’objet d’une grille de lecture relativement complexe : les relations individuelles Russie – Azerbaïdjan et Russie – Arménie présentent des échelles de coopération différentes, sur fond de conflit ouvert commun entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (qui partagent des frontières très proches).
D’un côté, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont impliqués dans ce conflit du Haut-Karabakh (1988-1994) depuis 1992. La même année que la fin du conflit, l’Azerbaïdjan a signé « le contrat du siècle » pour la construction d’axes énergétiques, qui a eu un impact important sur son économie[x]. Cela allait renforcer sa position d’opposant au GUAM – Organisation pour la démocratie et le développement, créé deux ans plus tard et visant à contester le rôle de la Russie dans la région du Caucase, notamment aux abords de la Mer noire. En fait, le GUAM offre un cadre de coopération avec les Etats-Unis[xi], ce qui pose problème à la Russie. Bien que l’organisation n’ait pas de pouvoir ni le rôle escompté autour de la Mer noire, elle reste l’expression d’une volonté de changement. Cela donne l’impression que la Russie et l’Azerbaïdjan ne partagent plus la même vision des choses.
D’un autre côté, même si la Russie a signé plus de 200 contrats bilatéraux avec l’Arménie, avec qui elle possède une affinité naturelle, l’Azerbaïdjan s’est vu offrir un statut de partenaire économique en 2004, en signant un accord de principe avec la Russie. De plus, la cohabitation difficile, si ce n’est hostile, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, tend à isoler l’Arménie du reste du Caucase : il est important de remarquer que, même si la Géorgie et l’Arménie ne sont pas dans un conflit ouvert, que l’Arménie compte toujours sur la Géorgie pour accéder à ses ports dans la Mer noire et donc, pour accéder à l’Europe. Il existe aussi quelques problématiques avec la région géorgienne de Javakheti, essentiellement peuplée d’Arméniens, où une liaison ferroviaire entre l’Azerbaïdjan et la Turquie était censé se construire. Les Arméniens de la région n’étaient pas en faveur de ce projet puisque cela aurait mis l’Arménie de côté.
Ensuite, bien qu’elle soit enclavée au milieu de la Géorgie, de l’Iran et de l’Azerbaïdjan, l’Arménie semble constituer un partenaire idéal pour Moscou, qui peut tendre la main à un allié naturel. L’Arménie est un membre de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective), un équivalent de l’OTAN qui a été institué en organisation en 2002, mais fondé en 1994. L’Arménie n’est pas seulement un membre à part entière depuis la création de l’Organisation, mais s’en est aussi le seul membre parmi les trois pays du Sud-Caucase[xii]. En effet, l’Arménie a besoin de l’influence militaire russe, ce qui en fait une sorte d’avant-poste[xiii]. De plus, la Russie détient environ 5% des sociétés de défense en Arménie, et elle y a installé des bases militaires stratégiques (Gyumri and Erebuni). Alliés traditionnels ou historiques et protection de leurs intérêts sécuritaires mutuels et profonds : voilà comment résumer la relation entre la Russie et l’Arménie.
D’un autre côté, l’Azerbaïdjan n’a jamais vraiment eu de bonnes relations avec la Russie : entre sa politique intérieure et sa politique extérieure orientée vers la signature de contrats énergétique, son investissement contre la Russie au sein du GUAM, ou le fait que la population azérie soit toujours sceptique concernant la position russe en Tchétchénie… Tous ces éléments pourraient être des facteurs aggravants dans leur relation. Pourtant, en 2011, Dmitri Medvedev a déclaré que les deux pays ont “une amitié profonde et des relations de confiance »[xiv]. Si l’on regarde la situation d’un peu plus près, l’Azerbaïdjan est un partenaire économique privilégié pour la Russie, mais pas seulement pour la dimension économique : son ouverture sur la Mer Caspienne, ses ports (Bakou y compris, qui est aussi la capitale, où se trouve l’ambassade de Russie), ses autres partenaires économiques comme la Turquie ou l’Iran, tout cela est d’un intérêt stratégique pour la Russie.
En effet, l’Azerbaïdjan semble constituer un allié économique et conjoncturel, ce qui signifie que que si le contexte était amené à changer, alors la nature de l’alliance pourrait changer en même temps. Depuis lors, leur alliance les sert mutuellement, il n’y a aucune désillusion et chacun est satisfait. Il faut savoir que l’on oppose généralement l’alliance traditionnelle, culturelle et militaire à l’alliance économique et conjoncturelle : cela créé une entité géopolitique à géométrie variable, où chacun doit faire très attention. Le Caucase n’est ni une région hiérarchisée, ni une région organisée sur le plan militaire : certaines organisations existent, comme l’OTSC ou l’Union économique eurasiatique, mais tous les Etats du Sud-Caucase n’appartiennent pas à ces organisations. De plus, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie n’ont pas d’évènements ou de réunions inter-Etats, à cause de leurs conflits respectifs, ce qui signifie qu’il n’y a aucun consensus sur les problématiques de politique étrangère de la région. De fait, il y a de la place pour un nouveau leader. Est-ce la place de la Russie ou de ses voisins immédiats, comme la Turquie ou l’Iran ? Ou bien celle de nouveaux acteurs comme l’Union européenne ou l’OTAN, avec qui l’Arménie souhaite de plus en plus coopérer ? Nous assistons à une véritable compétition interrégionale pour obtenir le pouvoir dans cette région stratégique, des combats qui peuvent se présenter sous différentes formes selon le passé commun des interlocuteurs concernés. C’est aussi là que se trouve l’intérêt pour la Russie de maintenir et équilibrer ses relations des deux bords, sinon l’Arménie pourrait définitivement se tourner vers les organismes occidentaux pour assurer sa sécurité, et l’Azerbaïdjan pourrait trouver d’autres acteurs économiques. De plus, l’Azerbaïdjan bénéficie du soutien d’Ankara pour le commerce, les échanges et partagent les mêmes valeurs. Leurs relations mutuelles, dans la région, forment un ensemble fragile, dans lequel le conflit historique les empêche de prendre de nouvelles initiatives et les maintiennent au statut quo. La montée de nouvelles formes d’intérêts ou d’intervention au sein du Sud-Caucase, que ce soit sur le plan politique, militaire ou social, nous invite à repenser la carte géopolitique caucasienne.
Vers de nouvelles alliances ? Ré-organisation de la carte géopolitique du Caucase
En lisant ces éléments d’analyse, plusieurs points restent à explorer. La premier est le fait que le Sud-Caucase constitue un carrefour d’intérêts stratégiques, non seulement pour ses voisins proches, mais aussi pour ses voisins éloignés. C’est bien pour cela que nous parlons d’une nouvelle forme de lutte de pouvoir : rappelons ici que l’OTAN a, en 2004, désigné le Sud-Caucase comme un « espace d’intervention prioritaire », avec sa « doctrine de la porte ouverte »[xvi], alors que l’Union européenne avait mis en place sa « politique de voisinage » depuis 2006, déclarant qu’amener les valeurs démocratiques dans ces pays était son but numéro 1. Nous pourrions aussi penser que cette région, bien qu’elle apparaisse comme étant homogène, soit en réalité le contraire : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan connaissent toujours des conflits internes, nationaux et régionaux. Bien que cela apparaisse comme la conséquence directe de la chute de l’Union soviétique, cela créé un déséquilibre subtil pour la sécurité de la région. En effet, la guerre et le conflit sont toujours présents dans la région, et pourraient constituer un facteur de transformation. Cela explique aussi la prudente mise en œuvre tactique des protagonistes, de chaque côté de l’échiquier.
Le deuxième élément que l’on remarque est que la Russie reste présente dans la région, et cette présence bouscule l’émergence et le maintien de nouveaux acteurs dans la région. Il s’agit d’une nouvelle sorte d’intégration Est-Ouest : de quel côté les pays du Caucase vont pencher ? Peu importe, pour la Russie, il n’existe rien d’autre qu’un monde bipolaire[xvii] : l’Est contre l’Ouest, confrontation contre coopération, idéologie contre valeurs. Une fois encore, on retrouve cette notion de compétition globale de puissance douce, où il y a une guerre des modèles d’intégration[xix].
En raison de ces deux observations, nous retrouvons, à nouveau, la notion de lutte géopolitique et identitaire de la part de la Russie, dans une région qu’elle considère encore comme son pré-carré. D’abord, de lutte géopolitique, parce que chacun de ces pays possède des atouts pouvant redonner à la Russie toute son hégémonie, lutte identitaire parce que ces pays sont aussi le champ de bataille d’influences étrangères (Union européenne, Etats-Unis). Dans les deux cas, cela semble confirmer que des conflits micro-régionaux et régionaux sont un facteur de transformation de la carte géopolitique du Caucase du Sud. Que ces pays aient une relations conflictuelle, une continuité historique, ou opèrent un tournant conjoncturel avec la Russie, ces relations sont sujets à évolution, que nous observerons suite aux prochaines élections présidentielles russes…
Referances
[i] JANSIZ Ahmad, REZA HOJASTE Mohammed, Conflicts in the Caucasus region and its effects on regional security approach, Journal of Politics and Law, Volume 8, n°1, 2015, page 86
[ii] In 1991, April 9th for Georgia, August 30th for Azerbaijan and September 21st for Armenia
[iii] Внешнеполитическая и дипломатическая деятельность Российской Федерации в 2007 году, March 2008, page 38. See : http://www.mid.ru/web/guest/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/345430
[iv] A doctrine that has defined most of the orientation of Russia’s foreign policy since 2005. The “near abroad” is supposed to include the countries of the Community of Independent States but remains unclear from time to time. This goes with a nationalist perspective.
[v] MACKINDER Halford, Democratic ideals and reality : a study in the politics of reconstruction, 1919, page 150
[vi] Versiya newspaper, May 2001
[vii] MITCHELL Lincoln, The Color Revolutions, 2012
[viii] Statement by his Excellency Mr. Mikheil Saakashvili at the 61st session of the United Nations General Assembly, September 2006. See the full speech here: http://www.un.org/webcast/ga/61/pdfs/georgia-e.pdf
[ix] 14 million were offered the first year. See the presentation EU budget support to Eastern Partnership Countries, Civil Society Forum, 2014, page 34 ; [http://archive.eap-csf.eu/assets/files/WG1_EU%20Budget%20support_last_en.pdf]
[x] See :https://www.azer.com/aiweb/categories/magazine/24_folder/24_articles/24_aioc.html, Winter 1994
[xi] For more details, see the official website : http://guam-organization.org/en/node/291
[xii] Azerbaijan and Georgia withdrew in 1999.
[xiii] MINASSIAN Gaïdz, Armenia, a Russian outpost in the Caucasus ?, IFRI/Russia, Russie.Nei.Visions n°27, February 2008
[xiv] Trend News Agency, “Dmitry Medvedev : Peoples of Russia and Azerbaijan tied with closest friendship and trust links”, November 25th 2011. See on : https://en.trend.az/azerbaijan/1961897.html
[xv] MINASYAN Serguey, New opportunities in Armenia – EU relations, PONARS Eurasia Policy Memo n°476, May 2017, page 77
[xvi] The concept was reiterated during the NATO Warsaw Summit that took place on July 8th and 9th 2016. See : https://news.am/eng/news/339158.html
[xvii] http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/25/la-crise-en-ukraine-n-a-rien-a-voir-avec-une-nouvelle-guerre-froide_4373036_3232.html
[xviii] TRENIN Dmitri, Russia in the Caucasus : reversing the tide, The Brown Journal of World Affairs, Volume XV, Issue 2, 2009, page 145
[xix] JAFALIAN Annie, Reassessing security in the South Caucasus : regional conflicts and transformations, November 2011, page 167
Bibliographie
Author: Hélène Richard. © All rights are reserved