Est ou Ouest ? Choix politique ou civilisationnel ?

Photo: http://www.panarmenian.net
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Le développement de l’humanité a été constamment accompagné par les processus de formation des identités culturelles, idéologiques et de valeurs de différentes sociétés, à la suite desquels différents modèles d’État et de société ont été créés. Notamment, basés sur les particularités du développement historique, des idées sur les civilisations occidentales et orientales et des ordres de choix entre celles-ci ont été formés au fil du temps. Tenant compte du fait que nous avons accédé à l’indépendance il n’y a que 26 ans après une longue pause, le choix entre les modèles occidentaux et orientaux pour la formation d’une société peut être considéré comme une question d’actualité, car poursuivre un tel objectif en cas de l’absence d’un État est improductif. La discussion de cette question est urgente pour nous, surtout quand on parle des processus d’intégration de l’Arménie, car l’adhésion à certaines organisations d’intégration supranationales, conditionnées par l’orientation politique étrangère des États, aboutit actuellement à certains développements sociopolitiques à l’intérieur du pays. En outre, faisant partie d’une telle organisation, les Etats sont dans la mouvance des particularités sociales et politiques de celle-ci, tandis que les routes menant aux familles civilisationnelles mentionnées passent, dans la géopolitique actuelle, par ces unités supranationales. Nous essaierons de montrer, dans cette analyse, à quel point la question de séparation occidentale et orientale et le choix entre ces derniers est justifié, quels sont les aspects problématiques de l’orientation politique de la République d’Arménie dans ce contexte et nous tenterons de comprendre si le choix entre l’ouest ou l’est est un choix politique ou civilisationnel.

Rétrospective historique

La question concernant l’orientation politique étrangère a été portée devant l’État arménien il y a des siècles, lorsqu’il se trouvait constamment au carrefour de conflagrations des puissances mondiales et de différentes civilisations et qui occupait une position stratégique importante dans le point liant le nord au sud et l’est à l’ouest, l’Arménie devait tout de même concrétiser son orientation vers tel ou tel pôle de puissance. Pendant la dynastie Artaxiade et surtout sous les rois Artaxias I et Tigran le Grand, l’État arménien avant un potentiel considérable et une influence militaro-politique dans la région, il n’avait pas de problème non seulement de la mise en vigueur de sa propre sécurité sur son ordre du jour, mais aussi se présentait par ses prétentions de conquête et provoquait de sérieux problèmes sur la voie de l’établissement de l’hégémonie de la Rome et de la Perse en quête de l’Orient. Pendant l’ère des Arcasides, lorsqu’une branche héréditaire de cette dynastie, adversaire des Sassanides, régnait, le Perse Sassanide a cherché à assujettir le royaume arménien dans la première moitié du 3ème siècle, l’Arménie a dû donc tourner vers l’ouest : la Rome, qui pourrait alors être le seul allié contre la menace perse. Ces références historiques ont pour but de présenter certains aspects de l’orientation de l’État arménien de l’époque, il convient de mentionner qu’en fonction de la situation géopolitique dans la région et du pouvoir de l’État arménien, ses derniers avaient de différentes manifestations. En plus, l’adaptation à la civilisation y jouait souvent un rôle secondaire, puisque la question vitale pour l’État arménien a été la préservation de son indépendance, et les pays ayant des différences religieuses et culturelles pourraient être comme les alliés extérieurs, par exemple la Rome chrétienne et plus tard l’Empire byzantin ont essayé de détruire l’État arménien à l’époque des Bagratunis. Nous pouvons donc dire que la situation géopolitique et les aspirations envahissantes des États les obligeaient de coopérer avec les forces susceptibles de fournir un soutien politico-militaire, et que les similitudes entre les civilisations en termes de religion, de la culture et d’autres facteurs ne définissaient pas les agendas des politiques étrangères des États. Par conséquent, nous pouvons conclure, qu’à l’époque les petits États, pour lesquels les questions de préservation de leur pays étaient vitales, aspiraient à s’orienter vers les relations étrangères avec des alternatives existantes plutôt que vers les idées et préférences de civilisation.

Caractéristiques des civilisations occidentales et orientales

Quelles sont les civilisations occidentales et orientales, et quelle sont la division et les traits distinctifs entre elles? Non seulement les déterminants géographiques et les habitations populaires ont servi de base pour une telle séparation mais aussi les différentes mentalités de ces peuples, c’est-à-dire, les particularités de la cognition du monde et des valeurs scientifiques, les originalités religieuses, artistiques, esthétiques et spirituelles, mais aussi les particularités de la vision du monde, de la structure socio-économique et politique de la société. La mentalité occidentale est encline au mode de vie plus dynamique, au progrès scientifique et technique, à la perfection de la société et de la culture, au développement durable de tous les aspects de l’activité humaine. L’idée de l’importance individuelle, son développement créatif réside dans le fondement de la société occidentale. La transition de l’ancien vers le nouveau est perçue comme une transformation des valeurs obsolètes, des systèmes socio-économiques et politiques, car le progrès ultérieur de la société en dépend. La priorité des traditions et des normes religieuse et morale est caractéristique plus pour la pensée et le style de vie orientale, en contraste avec celle de l’Occident où la vie est rythmique et les relations publiques sont en constante évolution, le conservatisme, le strict respect des normes de conduite acceptées, la passivité, le respect et la loyauté envers les traditions et les coutumes y dominent. Contrairement à l’anthropocentrisme, la mentalité orientale se caractérise par une perception de l’être humain en tant que représentant de la communauté, dont la tâche principale est de servir le général.

En fait, les civilisations occidentale et orientale, malgré les phénomènes contradictoires qui s’y trouvent, ne s’excluent pas, car ces deux sont des révélations de différentes civilisations humaines douées des systèmes et des principes d’organisation sociale spécifiques. Le mode de vie variable et progressif de l’Occident, l’évolution permanente des principes et des normes de l’activité humaine ont conduit à la mise en place d’un système social plus flexible et fonctionnel, ce qui, en raison du progrès idéologique, scientifique et technologique, a amené les sociétés occidentales à un niveau plus élevé de développement civilisationnel. En revanche, l’inertie enracinée, la stabilité normative et de valeur en Orient, ainsi que le manque de perception de l’être humain en tant qu’une entité séparée, ont conduit à la formation des sociétés plutôt hiérarchiques et traditionnelles qui sont significativement en arrière quant au progrès de la vie publique. Après avoir décrit brièvement les civilisations occidentales et orientales, essayons de comprendre si les Arméniens appartiennent à l’une de ces civilisations ou pas.

Les Arméniens à la croisée des civilisations

Pendant des siècles, le peuple arménien a été sous l’influence de différentes civilisations et des peuples ayant des cultures et des traditions différentes, ce qui a eu un impact profond sur la formation du système des valeurs et de la pensée arménienne. Depuis l’époque hellénistique, le système des valeurs arméniennes, sous l’influence des cultures gréco-romaine d’une part et persane d’autre part, puis arabe, mongole et turque (ottomane), ont subi d’importants changements. Si, pendant l’existence de l’Еtat, il était possible de résister aux menaces externes et de maintenir son propre système des valeurs et son image, après la chute de la dynastie Arsacide, le peuple arménien, pendant la domination perso-byzantine et plus tard arabe, était tombé sous dépendance des envahisseurs étrangers, qui menaçaient constamment de l’assimiler et de le rendre un ressortissant privé d’image. Le même processus s’est poursuivi depuis le 11ème siècle, soit environ 9 siècles. Les Arméniens, ne s’assimilant et n’étant pas rejeté de l’histoire comme les autres nations, ont, néanmoins, subi l’influence des civilisations occidentale et orientale. Et si nous essayons d’examiner leurs traits caractéristiques et de distinguer les aspects typiques de la mentalité arménienne, nous pouvons remarquer des caractéristiques communes existant dans deux civilisations, par exemple : le traditionalisme, la fidélité envers les habitudes et les valeurs existantes représentent une conséquence de l’influence de la civilisation orientale, tandis que l’anthropocentrisme et l’absence de collectivisme peuvent être considérés comme le résultat des influences occidentales. Le célèbre scientifique anglais A. Toynbee, connu pour sa typologie des civilisations, a mis en avant le terme «civilisations locales», dans le contexte duquel certains auteursi parlent d’une civilisation arménienne distincte. Notre conviction profonde est que le peuple arménien, étant constamment au carrefour d’autres civilisations, est devenu plutôt un pont entre eux, portant régulièrement l’influence de ces derniers, et que la culture arménienne, les traditions, son mode de vie et sa conception du monde sont en général la synthèse de différents traits des civilisations mentionnées : une combinaison qui nous conduit à l’est et à l’ouest. Donc, à notre avis, les Arméniens ne sont pas un peuple européen ou asiatique, mais ayant les particularités de ces deux cultures, peuvent être considérés comme un peuple de l’Eurasie. Dans ce cas, parler de la civilisation particulière d’Arménie, selon nous, n’est pas valable parce que chaque civilisation doit être spécifiée des autres avec ses caractéristiques distinctives qui font de ces systèmes socioculturels une civilisation. Le système séculaire spirituel, culturel, idéologique du peuple arménien peut être considéré comme une synthèse des composantes civilisationnelles occidentales et orientales et le fait que la langue arménienne constitue à elle seule une branche de la famille des langues indo-européennes et que l’Arménie est le premier pays à avoir adopté le christianisme (et a pris une direction séparée : apostolique) ne témoigne pas de la civilisation arménienne. En plus, A. Toynbee, à part des 7 civilisations vivantes, a également mentionné 14 autres civilisations mortes : sumérienne, babylonienne, andine etc. Celles-ci ont été disparus au cours de l’histoire et n’existent pas aujourd’hui, mais elles ont apporté une contribution significative au développement de la civilisation mondiale․ Même si la survie du peuple arménien jusqu’à aujourd’hui, contrairement à la disparition des autres nations, sera considérée comme la base de l’existence d’une civilisation arménienne séparée, ça sera donc un argument faible, compte tenu des justifications que nous avons apportées ci-dessus.

L’orientation de la politique étrangère de la République d’Arménie et ses particularités de civilisation

Essayons maintenant de nous référer aux questions de l’orientation de la politique étrangère de la République d’Arménie, en nous servant comme base des faits historiques et des conclusions présentées. Après l’indépendance, la tâche la plus importante reste toujours la modernisation de la société et la création d’un État légitime, prospère et démocratique. Pourquoi nous, et en particulier les autorités, ne l’avons pas fait ? C’est un sujet sur lequel on peut discuter longuement, ce qui n’est pas l’objectif de la présente analyse. L’Arménie a pris la voie à l’indépendance en tant qu’État post-soviétique, le vecteur principal, dans les relations extérieures, était dès le début, dirigé vers la Russie (peu importe combien nous allons parler de ses relations avec l’Occident et des perspectives de coopération). Le témoignage vivant représente le «Traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle entre la Fédération de Russie et la République d’Arménie» signé le 29 août 1997 qui a considérablement prédéterminé un avenir défavorable pour nous au niveau des relations bilatérales et du cours politique étranger de la République d’Arménie. Au début des années 2000, après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en Russie, un problème s’était posé pour rétablir le rôle et le poids du pays dans les processus géopolitiques et reformer le système mondial unipolaire qui existait : un processus conséquent, consistant à accroître l’influence de la Russie dans la zone post-soviétique, a commencé, qui a eu son résultat dans quelques années. En tant que pays «locomotive» de l’ex-URSS, la Russie tente de rétablir son influence sur les États post-soviétiques et de renforcer ses positions géopolitiques. La chute de l’Union Soviétique s’est accompagnée du flot de nombreux conflits gelés aux niveaux territorial et ethnique car l’union a été formée par le biais de l’annexion et pendant le tracement des frontières des républiques membres, de nombreux éléments d’appartenance ethnique et territoriale ont été ignorés arbitrairement. La Russie utilise ses conflits gelés existant pour maintenir son influence dans la région post-soviétique tout en exerçant une pression constante sur ces États et, selon la situation, gelant ou activant ses conflagrations, elle a comme but de les maintenir dans son orbite politique. Et puisque la Russie a beaucoup plus de poids dans la région que l’Ouest, il n’est pas possible de l’ignorer et de poursuivre une politique autonome. Et si dans ce cas on se concentre sur l’Arménie, il devient clair que le gel ou l’intensification périodique du conflit du Karabakh intéresse davantage la Russie parmi les autres forces, car en manipulant cette question importante et pour l’Arménie et pour l’Azerbaïdjan, la Russie à l’aide des menaces à la sécurité nationale, bloque, en particulier, l’Arménie pour la politique étrangère que celle-ci mène. Il est évident, que si un État n’a pas assez de potentiel économique, social et militaire, il ne peut pas gérer une politique étrangère autonome et doit affilier à tel ou tel pôle de force pour résoudre ses problèmes de défense et de sécurité. Compte tenu de l’existence du conflit du Karabakh, des frontières fermées et de la présence de voisins non favorables, ainsi que de nombreuses menaces sociales et économiques internes, nous concluons que l’Arménie se trouve actuellement embarrassée de pouvoir définir son programme de politique étrangère. Cependant, nous ne pouvons pas, d’une part, nous débarrasser de la Russie et aller vers l’Occident pour la coopération étroite dans toutes les sphères et, d’autre part, nous ne devons pas nous trouver sous le contrôle total de la Russie, ce qui implique de diverses menaces. Étant un porteur des civilisations occidentale et orientale, nous pouvons construire l’état selon le modèle occidental, parce que si en disant les valeurs occidentales (européennes), nous comprenons la démocratie, la défense des droits et de la liberté de l’homme, la justice sociale, le bien-être de la société etc., alors il est possible de le faire tenant compte du fait que ces derniers ne sont pas des valeurs inhabituelles pour nous. Après l’indépendance, la culture sociopolitique de la société et certains éléments importants de la mentalité publique n’ont pas subi les changements nécessaires, et dans telles circonstances, il était pratiquement impossible d’assurer ces progrès. Sur le plan théorique, nous voulons avoir un État du type européen, avoir une société prospère et juste, mais dans la vie nous continuons à nous laisser guider par les stéréotypes et les coutumes enracinés qui sont diamétralement opposés à notre souhait. Par conséquent, nous nous trouvons dans une confusion et n’orientons ni dans la clarification de nos souhaits, ni dans la transformation de notre pratique. Si nous considérons cette question en matière de signature des accords d’association avec l’UE et de transition vers l’intégration européenne, alors la situation ici n’est pas simple non seulement au niveau de la situation politico-militaire dans la région et des relations avec la Russie, mais aussi sur le plan socioculturel. La notion soi-disant «valeurs européennes» est elle-même un concept artificiel et trompeur car beaucoup de gens le considèrent comme la protection des droits des minorités sexuelles, la légalisation des mariages homosexuels et d’autres phénomènes similaires qui contredisent à la mentalité et aux valeurs de la société arménienne. Nous sommes convaincus qu’étant une société traditionnelle et porteur d’un certain nombre de traditions et de valeurs enracinées, nous ne sommes pas prêts à transformer la société dans la mesure où le peuple considère normal ces phénomènes encore étranges pour eux. De plus, il n’est pas nécessaire de faire accepter aux gens la tolérance absolue envers ces phénomènes, les soutenir ou les rendre ordinaires et universels en tant que manifestation des droits inaliénables et de la liberté de l’homme. Tenant compte du fait que nous possédons de nombreux éléments du système de valeurs occidental ou oriental, il est nécessaire de développer un modèle unique pour la construction d’un état et d’une société ; un modèle qui ne doit pas être la copie absolue de celui occidental ou oriental. Nous devons être capables de prendre de l’Ouest, ce qui est vraiment nécessaire pour résoudre les graves problèmes sociaux, économiques et politiques dans notre pays, mais en même temps, nous devons être en mesure de préserver certains éléments importants de notre tradition, car le traditionalisme lui-même ne contredit pas encore à l’évolution sociale.

Dans les relations internationales modernes, les États, en raison de la situation géographique, politique régionale et d’autres facteurs, font souvent un choix obligatoire concernant l’orientation de leur politique étrangère. Les réalités objective et subjective existantes obligent les États, quant à l’orientation de la politique étrangère, de ne pas être guidés par le système de valeurs, par les préférences socioculturelles ou autres, mais diriger en tenant compte de la situation et des défis politiques actuels, cependant une forte contradiction entre le désir et le possible apparaît. Admettons que l’Arménie est capable de s’intégrer dans la famille européenne en transformant ses valeurs socio-économiques et politiques actuelles, néanmoins les défis militaro-politiques régionaux, les relations bilatérales avec la Russie et d’autres questions connexes l’obligent de rester dans l’orbite politique de la Russie.

 En arrivant à la conclusion que l’Arménie ne peut pas poursuivre une politique étrangère autonome pour un certain nombre de raisons, en tout cas, elle ne doit pas tomber sous le contrôle total de la Russie et être privée du droit de sa souveraineté et de prise des décisions politiques étrangères indépendantes. L’Arménie doit être en mesure d’équilibrer les deux centres de pouvoir en combinant et en approfondissant la coopération avec les acteurs de l’Ouest et de la région eurasienne. Ce fait ne peut qu’être réalisé au cas où l’Arménie pourrait, au niveau des relations surtout avec la Russie, maintenir sa ligne politique pour laquelle les ambitions russes se croisent avec nos intérêts nationaux et étatiques. L’Arménie représente une importance stratégique pour la Russie dans la région du Caucase, il faudra donc faire servir cette circonstance autant que possible afin de maintenir un équilibre dans les relations bilatérales et que la Russie ne soit pas considérée comme une garante de l’existence de l’Arménie et du peuple arménien.



Auteur : Hayk Sahakyan

Traduit par Shushanik Makaryan © Tous droits réservés.