De la politique, de la morale et des préjugés

Parler politique – c’est le plus compliqué. À la base de la complexité de cette conversation sont les clichés enracinés sur la politique et reproduits au cours du temps qui empêchent la synthèse  de la pensée lucide, de la conjoncture et du contexte. Du coup, un des clichés les plus répandus que nous avons, c’est la persistance ou le préjugé qui dit que la politique est une immoralité et que tous les hommes politiques sont immoraux et menteurs. Ou que du moins ils sont capables de falsifier, de tromper ou de mentir aux citoyens – leurs électeurs – au profit de leurs propres intérêts à tout moment.  Mais n’y a-t-il pas de germes de vérité ou de réalité dans cette persistance ? s’il y en a tels, de quoi sont-ils justifiés ? et s’il n’y en a pas, pourquoi alors sont-ils tellement répandus dans l’opinion publique indépendamment de telle ou telle société (c’est un fait presque à tendance universelle et l’on peut voir cette persistance dans le monde entier, à travers de différentes discussions publiques que ce soit de groupe ou individuelles.)

Tout d’abord il est à noter que la sphère cardinale de l’activité politique c’est la communication. Il n’y a pas de politique sans communication, et le plus important c’est que cette communication soit publique, parce que la politique est toujours publique. Il n’y a pas de politique dans la famille, la politique est toujours sur la place – parmi les égaux ou ceux qui aspirent à l’égalité. Le discours de l’homme politique est toujours adressé à l’électeur, au public. Et quand on dit que les hommes politiques trompent et qu’il doivent dire la vérité, doivent parler de la réalité, on suppose qu’ils falsifient, ne disent pas ce qu’ils pensent réellement, mais disent ce qui est agréable à leur électeur. Alors la première chose qui est issue de ce principe, c’est le paradoxe de la communication. Imaginez-vous un moment où la communication est possible ou est altérée, si tous, et tout d’abord les hommes politiques, disaient ce qu’ils pensaient. C’est impossible de se représenter une telle chose même dans les relations individuelles les plus simples et intimes, et donc surtout pas dans la sphère politique où les équivalences sont minimes et beaucoup de questions, si pas toutes, ont de différents arguments pour et contre. Selon le sociologue allemand Niklas Luhmann dans ce cas nous aurions « des hommes politiques de grande valeur éthique sans politique. » [i]

L’axe de tous ces postulats est la préperception que la base ou le code de la communication de la sphère politique est la morale et ses principes. Qu’il faut qu’il n’y ait que des hommes sincères, innocents, véridiques et probes dans la politique, et que dans ce cas-là tout sera remis à sa place et tout trouvera solution, est une mentalité dont on retrouve la base encore à l’époque des Lumières et de de la modernité européenne. Cela a été remarqué et expliqué par le théoricien et constitutionnaliste allemand Carl Schmitt. Parlant des époques et des étapes de l’évolution de la pensée européenne, il note que la pensée européenne a passé successivement par les périodes idéologiques suivantes : théologique, métaphysique, morale-humanitaire et finalement économique. Dans son article « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » [ii], Schmitt note que l’époque des lumières est caractérisée par la prédominance de la sphère morale-humanitaire sans pour autant exclure la présence des autres sphères. Cela veut dire que selon cette logique tout le positif du développement et de la prospérité de l’humanité est lié à la prépondérance des idées morales-humanitaires dans la société et par conséquent s’il y a cette prépondérance tout sera idéal. Cela disant, si la société se trouve devant le fait de différents défis, grâce à la prépondérance et à l’avantage des sphères morales-humanitaires, d’éducation et d’autres sphères de même ordre, le reste des questions et des défis seront réglés spontanément. Selon la même logique encore au temps du haut Moyen Âge et du Moyen Âge tardif lorsqu’il y avait une prédominance de l’idée théologique il était admis de croire que tous les fait bons ou mauvais venaient de Dieu et si par exemple quelqu’un tombait malade, c’était parce qu’il avait indigné le bon Dieu ou s’il s’était rétabli, c’était parce que les dieux avait été bienveillants envers lui. La prédominance du cycle économique par exemple suggère que si nous trouvons une solution aux problèmes économiques, si nous développons l’économie et la production alors tous les autres domaines qui en dérivent, se développeront aussi.

C’est à l’époque morale-humanitaire et des cycles de Schmitt qu’apparaît la thèse de la suprématie de la morale et le principe de la subordination de la sphère politique qui en dérive à cette idée. C’est à dire, les hommes politiques doivent être moraux, ne doivent pas tromper, falsifier, doivent suivre les règles, et alors tout sera bien. Ensuite vient Machiavel et pose l’idée de la « raison d’État » (en français dans le texte). Il en suit le fait de connaître le secret, la vérité mais de ne pas le (la) clamer (dire partiellement) ce qui est un mensonge tactique pour le bien stratégique. Faire un petit mal pour un bien plus grand. Ou bien avoir un renseignement sur la situation d’État mais ne pas avoir le droit (jusqu’à un niveau de responsabilité juridique) de le clamer.

Un autre postulat qui est aussi hérité des époques citées ci-dessus, est que la morale est la part de la nature humaine et que les problèmes qui surgissent sont moraux ; il faut les résoudre dans le cadre de la morale. Ou un autre principe fondamental selon lequel comment un homme politique ou un individu pourrait suivre les normes morales, si cela n’est pas suivi ou encouragé par les autres. L’autre paradoxe consiste dans le fait qu’il est plus facile de vivre/agir en étant sincère et véridique, parce que cela exige moins de surcharge informationnelle. C’est à dire en cas de mensonge il faut que tu te rappelles ce que tu as dit comme mensonge et le retenir dans les relations avec les autres et dans le discours public. Luhmann parle aussi d’un autre paradoxe selon lequel il serait impossible de transmettre la sincérité et l’honnêteté dans le discours direct. Par exemple, si vous soulignez dans votre discours que vous allez parler honnêtement ou que vous ne mentez pas, cette formulation même provoque déjà un doute du moins, mais que le contraire n’est pas possible non plus. C’est à dire, comment allez-vous parler de votre honnêteté sans avoir à l’indiquer ?

De tous ces questions, postulats et réflexions Luhmann fait ressortir deux paradoxes, celle de la morale et celle de la communication. Dans le premier cas le paradoxe c’est que la morale exige parfois des actes immoraux pour devenir possible. C’est à dire, la morale et l’immoralité ont un lien dialectique. Le second paradoxe, celui de la communication, c’est parler de l’honnêteté sans parler de l’honnêteté ce qui est une communication sur l’incommunicable.

Et voilà tous ces problèmes énormes réflectifs, les paradoxes et les contradictions seront résolues, si nous admettons que toute sphère est autonome, a sa propre logique fonctionnelle et que l’une n’est pas sujette à l’autre. C’est à dire, la politique est une sphère autonome à part et elle a ses propres règles, si vous voulez, son éthique, ses dimensions morales qui ne doivent pas forcément correspondre à nos visions et à nos préjugés. Par exemple, en quelles conditions une action est morale et l’autre immorale dans la politique ? Les hommes politiques ne sont-ils pas guidés par leur profit politique, selon le vote et l’électeur, et n’ont-ils pas leurs idées sur leurs électeurs et sur l’image morale des ces derniers ainsi devenant au fond le prisonnier de cette chaîne fermée. Imaginez-vous un homme politique « moral » dans une société « immorale ». D’autre part il faut se rappeler l’un des principes fondamentaux de pivot des élections et de la politique démocratiques. Quand tu acceptes en tant qu’individu ou parti la possibilité et le droit d’élection de l’autre, tu acceptes ainsi son « égalité » morale par rapport à toi-même. Imaginez-vous une situation où les partis ou les individus politiques sont élus non pas conformément à leur projet, au délai et à l’équipe de sa réalisation, mais selon le degré de leur moralité. L’exemple montre dans son essence toute l’absurdité et le ridicule de la situation et du principe décrits.

C’est ici que nous verrons le changement important qui a conduit à l’importance de l’indépendance du code éthique de la politique des codes éthiques des autres sphères. Par exemple, le principe du « franc-jeu », qui remonte au sport, et ce n’est pas étonnant, car très souvent on identifie la politique au sport. Ainsi, l’idée du dopage peut être identifiée à celle de la corruption électorale. Ou bien le plagiat peut être une norme éthique dans le domaine scientifique, et on se rappelle tout de suite la démission du président des États-Unis, Richard Nixon et la crise du Watergate, liées à la révélation des écoutes des démocrates.

Pour conclure, nous voyons que le système politique n’est pas créé pour être gouverné par les standards moraux d’une autre sphère, mais qu’elle a ses propres standards – son éthique/sa morale. Et le fait qu’il y a un préjugé invétéré, selon lequel tous les hommes politiques ou la plupart d’entre eux seraient des menteurs immoraux, est la retransmission des standards de l’époque précédente sur la sphère politique, qui est une sphère autonome avec ses propres règles depuis longtemps. Et les standards de la morale religieuse ne fonctionnent pas dans ce domaine, parce que le pouvoir ne vient plus de Dieu. De plus les gens sont enclins à la moralisation, puisque le code moral,-  bon/mauvais,- leur donne la possibilité de prendre la part du bien contre le mal. Selon le postulat célèbre « si c’était moi » tous les hommes politiques sont immoraux, menteurs, corrompus, etc., et le peuple, lui, il est honnête, moral, loyal, etc.

Références

[i] Никлас Луман, Честность политиков, стр. 69-76, 69.

[ii] Шмитт Карл. Эпоха деполитизации и нейтрализации. Социологическое обозрение Том 1. № 2. 2001, стр. 48-58.


Auteur: Gor Madoyan © Tous droits réservés.

Traduit par Lusine Aghajanyan