Lire d’abord la première partie.
Une transformation du territoire «étranger» culturel et une nouvelle identité syncrétique peuvent être consultés par l’exemple des changements dans la structure du territoire symbolique des anciennes colonies azerbaïdjanaises (cimetières, sanctuaires locaux etc.). Comme le territoire résidentiel du village, les cimetières adjacents ont été divisés en parties arméniennes et azerbaïdjanaises avant la migration. Cela était dû à l’appartenance de deux groupes ethniques à différentes religions, chrétienne et musulmane respectivement. De nouveaux cimetières des réfugiés ont commencé à apparaître sur le territoire des anciennes colonies azerbaïdjanaises, à une certaine distance des cimetières azerbaïdjanais de l’autre côté du village. Après avoir déménagé à Grand Masrik, les réfugiés ont commencé à enterrer leurs morts dans une partie isolée du cimetière arménien local, et un cimetière séparé a été dans le village voisin de Sotk. Au début de la migration, pour l’appropriation de la nouvelle terre symbolique, les réfugiés apportaient leurs terres des tombes de leurs proches des anciens villages. On peut remarquer dans les nouveaux cimetières des réfugiés des pierres tombales aux images de leurs habitats précédents, les paysages des villages abandonnés, les images des maisons. «La tombe de mon frère est restée à Khanlar. Jusqu’au dernier jour ma mère ne voulait pas quitter sa tombe, répétait-elle, comment laisserais-je la tombe de mon enfant ? Quand mes parents sont morts en Arménie, je leur ai demandé de faire un portrait de mon frère sur la pierre tombale (région de Vardénis, village de Grand Masrik, 04.08.2014)».
La pratique de l’aménagement des cimetières a également été déplacée. Ainsi, les tombes des réfugiés sont entourées souvent de clôtures en métal, une croix modeste en métal est souvent placée sur la tombe, une expérience inhabituelle des arméniens locaux.
Les cimetières azerbaïdjanais sont complètement oubliés. Des traces de vandalisme peuvent être vues sur les pierres tombales des cimetières azerbaïdjanais ce qui est typique des zones de conflit : des pierres tombales brisées avec des traces d’armes à feu, des yeux creusés sur les images des morts, etc. Il est intéressant d’observer comment une certaine idée du caractère sacré des symboles a contribué à la préservation des tombes azerbaïdjanaises. Ainsi, les vandales n’ont pas touché les pierres tombales sur lesquelles les inscriptions ont été faites en lettres arabes. L’écriture arabe incompréhensible pour les arméniens locaux n’a pas été liée aux azerbaïdjanais, et les pierres sur lesquelles l’inscription était faite en cyrillique, étaient défigurées et profanées [1].
L’existence de cimetières «étrangers» dans les anciens villages azerbaïdjanais démontre les particularités de l’appropriation de l’espace villageois dans la période qui a suivi la migration. Les cimetières azerbaïdjanais n’étaient pas considérés comme des territoires possibles pour l’enterrement des arméniens réinstallés, ils sont étiquetés comme des lieux de sépulture de «l’ennemi/les gens d’une autre foi», comme un espace «étranger», et non comme «leur» mémoire et leur culture.
En dehors des cimetières modernes il existe de nombreuses pierres tombales médiévales dans le territoire de Grand Masrik. Aujourd’hui, les récits locaux et les pratiques sacrées sont des moyens d’établir un certain équilibre social entre les réfugiés et la population locale. Ici, nous devons parler moins des mécanismes universels de la religiosité de masse, mais des facteurs sociaux internes et externes qui déterminent les particularités de la vie quotidienne de la communauté étudiée.
Le village lui-même a été fondé en XIV- XVI siècles de notre ère. Des khatchkars datant de IX- X siècles de notre ère, ont été préservés dans son territoire, les inscriptions sur lesquelles témoignent que la colonie remonte à cette époque. Mazra a vu son essor en XIV- XVI siècles de notre ère en tant qu’une résidence de la dynastie Melik-Shahnazarov. Toute la partie centre-ouest et nord-est de la colonie a été construite sur le territoire d’un cimetière médiéval où il y avait des écritures, des khatchkars et des pierres tombales datant des IX-XVII siècles ont été conservés.
Des histoires sur la façon dont ces pierres tombales ou d’autres ont été trouvées sont répandues parmi les villageois. Habituellement, ce sont de brefs témoignages sous forme de conversations, ou même une description des détails de l’image historique-culturelle du village. «Cette pierre sans croix était au milieu de notre champ, empêchant l’ensemencement. Nous l’avons déplacée ici. Et elle (la pierre) nous dit : «Je t’attacherai les yeux, pourquoi m’as-tu bougée ?». Puis mon fils de 15 ans est mort. Elle (la pierre) me dit : «Je vais te faire tellement souffrir que tu ne sauras pas comment c’est arrivé». [2] (Image 1)
Ce sujet est étroitement lié au soi-disant «culte des ancêtres et à l’animisme», aux catégories de «pureté et impureté», «sainteté et cruauté» pour le défunt et ainsi qu’à la «piété et athéisme, patronage et non patronage» pour la population locale. D’après ces histoires des habitants du village, avant le conflit, les azerbaïdjanais respectaient avec une certaine crainte les pierres tombales médiévales arméniennes sur lesquelles la croix était peinte. Le fait que les tombes anciennes deviennent des sujets de culte et fonctionnent comme des sanctuaires, indique la similitude typologique de ce phénomène au culte se sanctuaires «inconnus» quand les tombes découvertes par hasard méritent la piété et l’humiliation nationale en obtenant un halo de sainteté.
Il est important de noter que les tombes anciennes représentent en élément distinctif du paysage culturel. D’une part, ils sont l’un des rares témoignages substantiels de l’histoire locale, d’autre part ces monuments ont certaines fonctions dans la vie des paysans en raison de différents processus des rituels et de la mythologie.
Pour la ritualisation secondaire des objets dans un locus particulier, les codes actifs et verbaux de la culture populaire traditionnelle sont importants et, de ce fait, se superposent aux pratiques quotidiennes. Après que le sanctuaire passe par l’«usage commun», son statut symbolique devient plus complexe et se reflète dans divers récits et pratiques rituels.
La «communalisation» du sanctuaire conduit inévitablement à une augmentation de la compétition entre les familles individuelles ou les communautés, ainsi que par des spécialistes rituels locaux (diseurs de bonne aventure, guérisseurs) qui prétendent contrôler le sanctuaire. Ainsi, les pratiques modernes de (ré) interprétation et de (ré) ritualisation créent une nouvelle réalité sociale. En effectuant des études sur le terrain, la plupart des informateurs évitent la référence au passé comme principe de la description de l’objet. Pour de nombreux détenteurs de la tradition, expliquer ce qu’est un élément du paysage, signifie raconter ce qui se fait dans cet endroit (par exemple le rituel d’un culte du sanctuaire) ou ce qui s’y est passé avec quelqu’un (histoires de «miracles», visions, etc.).
Dans le domaine étudié, cette pratique a été principalement influencée par le fait qu’il n’y a pas de mémoire micro-historique générale pour la population arménienne locale et les réfugiés d’Azerbaïdjan, et l’attitude envers les pratiques religieuses dans ces groupes varie grandement.
Ainsi, la conséquence de la politique antireligieuse d’Etat soviétique n’était pas le dépérissement des traditions religieuses, mais la reconstruction. En conséquence, pour les résidents locaux, la religion est devenue familiale, et était presque entièrement sous la domination des femmes et a été restructurée en communication avec les saints décédés et les saints locaux.
Les Arméniens qui ont quitté l’Azerbaïdjan, avaient leur perception locale de la religiosité et les traditions chrétiennes. Par exemple, les réfugiés des régions azerbaïdjanaises de Dashkessan et Khanlar ont fait un grand pèlerinage au Saint Pande [3] chaque année, le troisième dimanche d’août, qui se trouve actuellement dans la région de Dashkéssan. Des familles, parfois des villages entiers d’Erévan, de Bakou, de Kirovabad et d’autres villes sont venus au pèlerinage pour participer aux festivités et aux sacrifices. Après avoir été déplacés par la force en Arménie et après la fermeture des frontières avec l’Azerbaïdjan, les réfugiés arméniens ont été privés de leur lieu de pèlerinage historique. Dans l’environnement nouveau et inhabituel de la culture religieuse, les arméniens ont progressivement adopté des règles locales des coutumes religieuses et des croyances des pierres sacrées (qu’ils appellent parfois Pande). Souvent, les habitudes des réfugiés se trouvent dans le contexte du discours religieux qui est complété par le discours typique des arméniens de l’environnement azerbaïdjanais. «Cette chapelle sur la pierre sacrée a été construite par l’ancien propriétaire de la maison, un Azerbaïdjanais. Il nous a dit que la terre sous cette pierre a des propriétés médicinales ; vous devez mélanger cette terre avec des cendres du tonyr, du sel et de l’eau et le mettre sur la plaie, comme ceci (montre) et la douleur va certainement passer … Nous faisons des sacrifices à notre saint le troisième dimanche d’août, le jour de Pande. Selon notre coutume, nous appelons le sanctuaire khach (en arménien la croix) et les habitants l’appellent Surb (en arménien) saint». [4] (Image 2)
Cette citation tirée d’un entretien avec un réfugié d’Azerbaïdjan est un exemple frappant de la manière dont se déroule un processus complexe de superposition de pratiques religieuses quotidiennes et historiques, de récits, d’artefacts et de discours au sein d’un même locus. Cela montre que la mémoire historique du collectif n’est pas le reflet des faits historiques dans l’esprit des détenteurs de la culture, mais est définie comme un processus dynamique de construction des significations attachées aux réalités existantes. Les traditions locales et la ritualisation attachent de l’importance à divers objets du monde environnant. Du fait que ces valeurs sont intériorisées, les récits déterminent d’une certaine manière le choix des stratégies cognitives, narratives et comportementales.
Au village il existe une compétition des adeptes du culte local qui à son tour trouve une réflexion symbolique dans des histoires, ou l’objet sacré où des forces d’outre-monde définissent indépendamment les règles de comportement religieux en indiquant aux gens comment accomplir les actions rituelles appropriées. Dans les histoires des Arméniens locaux à propos de tels sanctuaires, il est courant de parler de rêves ou de visions qui nécessitent la préparation d’un artefact votif (communément appelé shoushpa – anciennes icônes, objets brodés, croix de bois ou d’argile, etc.) et apporter en cadeau au «saint».
Le statut d’un sanctuaire local spécifique est directement lié à la croyance en son pouvoir miraculeux (guérison des maladies (infertilité, évanouissement, verrues), salut de la mort (destruction de la maison), etc.). «Il y a quelques années, nous vivons dans cette maison (montrant une maison à moitié détruite). La nuit ma mère voit un saint dans son rêve qui dit : «Je ne peux pas garder le fardeau des murs de cette maison». Puis ma mère se réveille et s’enfuit de la maison avec ma grand-mère, et au même moment la maison s’est effondrée. Donc, notre saint nous a sauvés». [5]
La formation de telles représentations contre-intuitives, selon Boyer, a un potentiel spécial pour attirer l’attention et, en conséquence, contribue à l’isolement des normes, des actions et des symboles sacrés.
La religiosité populaire est un espace d’expérimentation où le normatif entre en contact avec l’émotionnel (d’où la charge émotionnelle élevée et la nature dramatique de ces pratiques), où la religiosité des femmes est souvent dominante, où la réception des textes religieux est spécifique et littérale (parfois avec une eschatologie plus radicale et une humeur pour un miracle), alors que les pratiques sont caractérisées par l’improvisation et le pragmatisme, où le récit écrit basique et canonique est mélangé à de petits récits locaux et, en règle générale, oraux. Les interprétations des pratiques religieuses des réfugiés décrites dans le texte, leurs perceptions normatives et émotives de l ‘«espace sacré» nouvellement acquis, ont joué un rôle important dans le processus d’intégration dans le nouvel environnement social.
Ainsi, les récits enregistrés plus de deux décennies après s’être déplacés vers un nouveau territoire ont mis en lumière non seulement le passé de ces personnes, mais aussi les résultats de leur adaptation et intégration dans l’espace physique et symbolique. Ce sont ces souvenirs qui construisent le nouvel espace social des régions où les réfugiés d’Azerbaïdjan se sont installés de manière compacte. Le processus de développement de «nouveaux» lieux de résidence était parallèle au processus de formation d’un espace social, et en particulier, les frontières sociales entre les réfugiés et la population arménienne locale.
[1] En 1929, l’alphabet latin («Yanalif») a été approuvé pour l’écriture en langue azerbaïdjanaise. C’était la politique soviétique de réduire l’influence de l’Islam dans les républiques turques, qui, sans exception, jusqu’en 1929, utilisaient l’alphabet arabe. [2] Village Grand Masrik, 08.2014, «La Sainte Pierre [arm. Ankhach] – Sans la croix». [3] «Pand» est l’abréviation de Saint Pantaléon. Un saint chrétien, vénéré en face des grands martyrs, un guérisseur sans remboursement. La mémoire est réalisée dans les églises orthodoxes du 27 juillet selon le calendrier julien. Saint Pantaléon était l’un des saints les plus vénérés dans l’Albanie du Caucase au début du Moyen Age. Selon l’historien E. Lalayan «…le monastère de St. Pantaléon a été construit sur le sommet de la montagne homonyme. Dans l’endroit où se trouve maintenant une petite chapelle de dôme, dans l’ancien temps il y avait un grand monastère avec une confrérie. Aujourd’hui, seulement le jour de la célébration de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, les gens y vont en pèlerinage». [4] Village Grand Masrik, 08.2014, «La Sainte Pierre [arm. SurbKhach] – la Sainte Croix». [5] Village Grand Masrik, 08.2014, «Sainte Pierre – près de la maison de Margot».Références
Bibliographie
Auteur : Evia Hovhannisyan © Tous droits réservés.
Traduit par Gohar Youzbachian.